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Articles

Affichage des articles du mai, 2018

La mer, la mort, le marin et l'écrivain

Je relis le passage cité en conclusion de mon message de lundi dernier. ' Mais je ne ressentais aucune appréhension. J'étais déjà suffisamment familiarisé avec l'Archipel. Une patience extrême, un soin extrême me permettraient de franchir la région des terres fragmentées, des brises fugitives et des eaux mortes pour qu'enfin je sente l'objet de mon commandement vivre avec la grande houle et s'incliner au souffle puissant des vents réguliers qui lui donneraient le sentiment d'une vie vaste et plus intense. La route serait longue. Toutes les routes sont longues qui mènent vers ce que le coeur désire. Mais cette route-ci, je pouvais la lire en esprit sur la carte, d'un oeil professionnel, avec toutes ses complications et ses difficultés; et pourtant assez simple d'une certaine manière. On est marin, ou on ne l'est pas. Et je ne doutais pas de l'être .' ( Dans La Ligne d'Ombre, traduction de Florence Herbulot, tome IV Pléïade p 910)

Paul Le Moal (1916-2000)

Comme je l'ai dit en inaugurant ce blog, c'est la lecture de 'Nostromo' qui m'a fait découvrir l'ampleur et la puissance de l'oeuvre de Joseph Conrad. J'ai dû mettre un peu plus d'un mois pour lire 'Nostromo'. Un mois de joie et de délices intellectuels. Que je dois à Conrad bien sûr, mais aussi à son traducteur Paul Le Moal, valeureux serviteur de Joseph Conrad, auquel je veux aujourd'hui rendre hommage. Paul Le Moal est né le 6 août 1916 à Tréguier ( Côtes d'Armor) et mort le 29 juin 2000 à Lannion ( Côtes d'Armor) Professeur des universités, il a notamment traduit, présenté  et annoté 'Nostromo' pour l'édition de Conrad dans la Pléïade. Pour cette même édition, il a aussi traduit 'Victoire' avec Sylvère Monod J'ai cherché sur le net des renseignements le concernant. Espérant une photo peut-être... J'ai trouvé mieux que ça: une vidéo. Une vidéo dans laquelle on le voit et on l'

En mer comme dans un tube à essai

Joseph Conrad s'est toujours défendu d'être un écrivain de la mer. Je pense que simplement, la mer lui fournit un lieu, un cadre conventionnel propice à la pratique de ses expériences d'écrivain - des expériences qui, sous toutes les latitudes, n'ont jamais qu'une seule finalité: sonder les mystères de l'âme humaine.. Tout à fait de même que le western  - ou bien la tragédie grecque  -possède son propre cadre conventionnel. On peut bien évidemment choisir n'importe lequel de ces cadres conventionnels qui ne sont évidemment pas tous également fructueux. De même qu'en chimie, certains récipients à certaines conditions de température et de pression se révèlent,  à l'usage,  plus adaptés que d'autres pour provoquer ou accélérer les réactions espérées de la mise en place des réactifs adéquats. Que va-t-il advenir si l'on place ensemble des hommes dans le tube à essai du palais d'Agamemnon, ou dans celui de la ville de Tombstone,

Joseph Conrad, Marc-Aurèle, la mère de Marcel Proust et... Rome finalement

Le 14 janvier 1898, Joseph Conrad écrit à son ami Robert Cunninghame Graham: ' La vie ne nous connaît pas et nous ne connaissons pas la vie - nous ne connaissons même pas nos propres pensées. La moitié des mots dont nous nous servons n'ont aucun sens, et de l'autre moitié chaque homme comprend chaque mot à la façon de sa folie et de sa vanité .' A l'intérieur, aussi bien qu'à l'extérieur - et sur toute la terre - la même incommunicabilité... Cette terrible absence d'illusion relative à l'essence même de son métier... Je trouve qu'elle donne encore plus de prix aux terribles efforts qu'en dépit de cette situation sans espoir, il a consentis pour mener à bien son oeuvre. Des mots magnifiques qui, dans mon esprit, immédiatement en appellent d'autres: ceux de Marc-Aurèle appris par coeur il y a bien longtemps: '" Dans la vie d'un homme, le temps qui lui est imparti n'est qu'un instant, son existence un flux

A Rome, il n' y en a que pour Henryk Sienkiewicz

Entre le 17 et le 28 avril, j'ai passé presque deux semaines à Rome. Comme je venais à peine de commencer ce blog, j'avais pris mes précautions écrivant deux ou trois billets d'avance dont j'avais planifié la publication au long du séjour. Et puis, j'étais bien persuadé - une histoire de probabilité - que Conrad avait interféré d'une quelconque manière avec Rome: il avait dû y passer, s'y intéresser ou au moins en parler quelque part dans son oeuvre; ainsi j'avais bien pensé, avant de partir, que ce séjour me fournirait sans nul doute matière à quelques notations à son propos. Le premier jour, il était prévu, à partir du Trastevere où nous logions, un vaste mouvement d'encerclement qui, de l'est vers le nord de la ville, devait nous permettre d'inscrire à notre tableau de chasse une belle brochette d'églises romaines, parmi les plus belles: Santa Maria in Cosmedin avec la Bocca della Verita Saint Jean de Latran San Cleme

Addendum à mon dernier message.

La citation que j'ai recopié pour mon dernier billet est trop belle pour que je la laisse sans plus de commentaires. ' Tout ce que je sais, c'est que, depuis vingt mois, négligeant les joies ordinaires de la vie, qui échoient aux plus humbles sur cette terre, je 'luttais avec le Seigneur', comme le prophète de jadis, pour réaliser ma création: les promontoires de la côte, les ténèbres du golfe Paisible, la lumière sur les neiges, les nuages au ciel et la vie qu'il fallait insuffler aux formes des hommes et des femmes, Latins et Saxons, Juifs et Gentils .'  (p946-947 des Souvenirs personnels de Joseph Conrad, tome 3 de la Pléïade) Il est en train de construire Nostromo. Il lui a fallu tout créer, tout bâtir de zéro. Pour faire Nostromo. La force cérébrale nécessaire. Terrible concentration. Pour insuffler suffisamment de vie dans tout ça. Ce qu'il faut s'efforcer pour rendre tout ça vivant, pour que des paysages, des créatures de mots ti

La langue anglaise, la traduction et les préservatifs

Il y a quelque chose qui m'a toujours estomaqué chez Joseph Conrad. Il est devenu un écrivain majeur en langue anglaise, alors même que l'anglais n'était pas sa langue natale. C'est à mon sens un cas unique dans l'histoire de la littérature. On peut parler couramment une langue étrangère bien sûr, mais de là à en connaître toutes les subtilités – les plus intimes nuances - au point de pouvoir créer une oeuvre importante dans cette langue...  J'ai un ami qui refuse purement et simplement de lire du Conrad – de même d'ailleurs que tout écrivain de langue étrangère. Postulant un jour, pour les besoins de sa démonstration, que Faulkner, Gogol, Proust et Saint Simon étaient des écrivains de même valeur, il m'expliqua ne pouvoir s'imaginer goûter, dans une traduction des uns, un plaisir aussi intense que celui qu'il prend à la lecture des autres. ' Avec les traductions tu perds trop. L'écrivain est un manieur de mots, un bâtisseur qu

Rose Laurens, l'Afrique et... 'Au coeur des ténèbres' bien sûr

J'étais triste d'apprendre lundi la mort de Rose Laurens, ce billet est ma façon de lui rendre hommage. J'ai toujours eu un faible pour son 'Africa', l'énergie un peu mélancolique que ce morceau dégage. ' Je suis amoureuse d'une terre sauvage  Un sorcier vaudou m'a peint le visage  Son gris-gris me suit au son des tam-tams  Parfum de magie sur ma peau blanche de femme. '  Les paroles de cette chanson, ce n'est peut-être pas du Conrad ou du Baudelaire, mais j'aime bien quand même.  Et puis, pour ceux qui, comme moi, avaient une petite dizaine d'années au début des années 80 - au temps des radios FM - c'était difficile d'échapper à ce tube. Dix, vingt, trente radios et, à une certaine époque, sur trois ou quatre fréquences en même temps la chanson de Rose Laurens. ' Je danse pied nus sous un soleil rouge  Les dieux à genoux ont le cœur qui bouge  Le feu de mon corps devient un rebelle  Le cri des gourous a d

Conrad, Dostoïevski et Lord Jim

' C'était le genre d'homme qui ne sait ni piloter ni épisser, qui renâcle au travail, par les nuits noires, qui dans la mâture, se cramponne frénétiquement des bras et des jambes, jure contre le vent, le grésil et l'obscurité. Celui qui maudit la mer, tandis que les autres travaillent. Celui qui est le dernier dehors et le premier dedans lors du rassemblement, celui qui ne sait pratiquement rien faire et ne veut pas faire le reste. C'est lui le préféré des philanthropes et des marins d'eau douce égocentriques, cet être sympathique et méritant qui sait tout de ses droits, mais ne sait rien en matière de courage, d'endurance, de foi muette, ni de cette loyauté ineffable qui unit à bord les membres de l'équipage, ce produit marginal de l'ignoble licence des taudis plein de dédain et de haine pour l'austère servitude de la mer .' Le nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (traduction Robert d'Humières), page 24 dans l'édition