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La langue anglaise, la traduction et les préservatifs




Il y a quelque chose qui m'a toujours estomaqué chez Joseph Conrad.
Il est devenu un écrivain majeur en langue anglaise, alors même que l'anglais n'était pas sa langue natale. C'est à mon sens un cas unique dans l'histoire de la littérature.
On peut parler couramment une langue étrangère bien sûr, mais de là à en connaître toutes les subtilités – les plus intimes nuances - au point de pouvoir créer une oeuvre importante dans cette langue... 
J'ai un ami qui refuse purement et simplement de lire du Conrad – de même d'ailleurs que tout écrivain de langue étrangère. Postulant un jour, pour les besoins de sa démonstration, que Faulkner, Gogol, Proust et Saint Simon étaient des écrivains de même valeur, il m'expliqua ne pouvoir s'imaginer goûter, dans une traduction des uns, un plaisir aussi intense que celui qu'il prend à la lecture des autres. ' Avec les traductions tu perds trop. L'écrivain est un manieur de mots, un bâtisseur qui, pour ses constructions, utilise les briques de la langue. Et bien moi, pour que mon plaisir soit complet, pour que j'aie l'impression que rien ne m'échappe, j'ai besoin de toucher à ces briques de base: c'est pour moi la seule façon de percevoir le sens profond des édifices qu'il me présente. Ce qui m'intéresse chez un écrivain que j'admire, c'est son esprit, son style: je veux être en contact direct avec son esprit, c'est à dire sentir son style, goûter son style. Cette exigence  de communion ne supporte nul intermédiaire. A mes yeux, lire des traductions, ce serait comme de me condamner à toujours utiliser des préservatifs pour faire l'amour à la femme que j'aime. Une fois que tu as goûté à l'intime complétude d'une relation sexuelle ' nature', tu ne peux plus revenir aux capotes... Et bien pour moi c'est pareil avec les livres et leurs traductions.'
Je suis triste pour lui car selon son protocole, il ne pourra lire Conrad qu'après avoir appris à parler anglais absolument couramment. Comme je sais bien qu'il ne se lancera jamais dans cette tache de Tantale, il ne lira donc jamais Conrad et ne s'intéressera en aucune manière à ce blog truffé de citations traduites.
Pourtant, cette tâche de Tantale n'est absolument rien devant celle qu'a accompli Joseph Conrad: lui le Polonais d'origine, il a appris la langue anglaise, non seulement jusqu'à pouvoir – selon les théories de mon ami - goûter la prose de Dickens, mais jusqu'à parvenir à devenir un autre Dickens. Et cela c'est simplement surhumain quand on y pense.
Admettons qu'il faille parcourir dix kilomètres pour lire Dickens dans le texte, combien il en reste après pour devenir Dickens? Mille, dix mille?

L'ami dont je vous parle considère la traduction comme une sorte de sacrilège, une profanation. Je ne suis pas d'accord évidemment. Cependant parfois... Prenez simplement les titres...
' Heart of Darkness' est tellement plus évocateur que l'insipide ' Au Coeur des Ténèbres'
et il, y a pire:
'Under Western Eyes' est tellement plus fort que ce triste et traînant et laborieux 'Sous le Soleil de l'Occident' qui n'a d'ailleurs rien d'ensoleillé.

Under Western Eyes ( édition anglaise)

S'inspirer de la force et du courage sans complaisance de Joseph Conrad:

'Tout ce que je sais, c'est que, depuis vingt mois, négligeant les joies ordinaires de la vie, qui échoient aux plus humbles sur cette terre, je 'luttais avec le Seigneur', comme le prophète de jadis, pour réaliser ma création: les promontoires de la côte, les ténèbres du golfe Paisible, la lumière sur les neiges, les nuages au ciel et la vie qu'il fallait insuffler aux formes des hommes et des femmes, Latins et Saxons, Juifs et Gentils.' 
(p946-947 des Souvenirs personnels de Joseph Conrad, tome 3 de la Pléïade)
Il parle de la période durant laquelle, de ses mains et à partir de rien, il a bâti Nostromo.


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