Je relis le passage cité en conclusion de mon message de lundi dernier.
' Mais je ne ressentais aucune appréhension. J'étais déjà suffisamment familiarisé avec l'Archipel. Une patience extrême, un soin extrême me permettraient de franchir la région des terres fragmentées, des brises fugitives et des eaux mortes pour qu'enfin je sente l'objet de mon commandement vivre avec la grande houle et s'incliner au souffle puissant des vents réguliers qui lui donneraient le sentiment d'une vie vaste et plus intense. La route serait longue. Toutes les routes sont longues qui mènent vers ce que le coeur désire. Mais cette route-ci, je pouvais la lire en esprit sur la carte, d'un oeil professionnel, avec toutes ses complications et ses difficultés; et pourtant assez simple d'une certaine manière. On est marin, ou on ne l'est pas. Et je ne doutais pas de l'être.'
( Dans La Ligne d'Ombre, traduction de Florence Herbulot, tome IV Pléïade p 910)
C'est étrange: aujourd'hui, les phrases soulignées la semaine dernière ne pèsent plus grand chose devant celle-ci: 'franchir la région des terres fragmentée'.
Qui a pour objectif de franchir la région des terres fragmentées? Qui sinon l'écrivain qui en créant un livre doit essayer de dépasser le chaos. Mais quel chaos? Le chaos du monde, qui répond évidemment au chaos de la mer. Le capitaine du bateau doit amener son navire à bon port, accomplir la traversée, donner un sens aux mouvements absurdes dont s'animent la surface des eaux, en faire profiter les voiles de son bateau. Aller du port de départ au port d'arrivée. Qu'il y ait une première et une dernière page.
Quel est l'objet du commandement de Joseph Conrad? Son navire bien sûr, mais aussi son livre. Son livre auquel il doit conférer une existence propre sur la grande mer du monde.
Qu'a-t-il fait? Lui, le grand Joseph Conrad?
Jusqu'à ses 32 ans, il a parcouru toutes les mers du monde. Domestiquant les océans, transformant le roulis en voyage, en traversée.
Et puis à 32 ans, il est revenu à terre, il s'est assis à sa table de travail pour domestiquer l'autre mer. Pour donner un sens aux flux et aux reflux d'un autre océan.
L'écriture d'un livre est une traversée.
Etre écrivain est un métier. Compliqué mais simple aussi, comme le métier de marin. Car on l'est ou on ne l'est pas.
Tirer un ordre du chaos est la mission du marin face à la mer, face aux homes qui forment l'équipage du bateau.
Tirer un ordre du chaos est la mission de l'écrivain qui doit extraire du monde un livre, un livre avec un début et une fin, un livre qui tient debout tout seul.
tirer un ordre du chaos est la mission de chaque honnête homme qui a décidé de faire quelque chose de sa vie - l'ordre qui doit émerger, c'est sa vie elle-même, la cohérence de cette vie qui la fait tenir debout toute seule, comme un livre réussi n'a plus besoin de son auteur.
Un homme se dresse à la proue, il affronte les turbulences du maelström, il les prend à bras le corps: est-il marin? est-il écrivain?
Si l'on en croit Michelet, 'dans toutes les anciennes langues de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou analogue le désert et la mort'.
L'écrivain combat l'oubli, le désert et la mort.
Je vous le dis solennellement aujourd'hui: le marin et l'écrivain marchent main dans la main.
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