Comme je l'ai dit en inaugurant ce blog, c'est la lecture de 'Nostromo' qui m'a fait découvrir l'ampleur et la puissance de l'oeuvre de Joseph Conrad.
J'ai dû mettre un peu plus d'un mois pour lire 'Nostromo'.
Un mois de joie et de délices intellectuels. Que je dois à Conrad bien sûr, mais aussi à son traducteur Paul Le Moal, valeureux serviteur de Joseph Conrad, auquel je veux aujourd'hui rendre hommage.
Paul Le Moal est né le 6 août 1916 à Tréguier ( Côtes d'Armor) et mort le 29 juin 2000 à Lannion ( Côtes d'Armor)
Professeur des universités, il a notamment traduit, présenté et annoté 'Nostromo' pour l'édition de Conrad dans la Pléïade. Pour cette même édition, il a aussi traduit 'Victoire' avec Sylvère Monod
J'ai cherché sur le net des renseignements le concernant. Espérant une photo peut-être... J'ai trouvé mieux que ça: une vidéo.
Une vidéo dans laquelle on le voit et on l'entend.
Il bouge et parle devant nous au bout de trois minutes.
Internet fait pour nous des miracles. Je n'en reviens pas de ce prodige: cet homme dont je n'ai appris l'existence qu'après sa mort, cet homme dont tout indiquait qu'il me resterait complètement inaccessible et bien voilà que sur le grand réseau je trouve moyen de le faire apparaître, de le voir vivre... Voilà que j'arrive à savoir tant de choses de sa vie.
' En ce jour mémorable de l'émeute, il n'avait pas les bras croisés sur la poitrine. Il avait la main serrée sur le canon du fusil reposé sur le seuil. Il ne leva pas les yeux une seule fois vers le dôme blanc de l'Higuerota qui semblait, dans sa fraîcheur et sa pureté, se tenir à distance des ardeurs de la terre. Il examinait la plaine d'un regard curieux. De hautes traînées de poussière retombaient ça et là. Dans un ciel immaculé était suspendu un soleil clair et aveuglant. Des groupes d’hommes couraient tête baissée ; d’autres résistaient ; et le crépitement irrégulier des balles venait par vagues jusqu'à ses oreilles, dans l'air brûlant et immobile. Des hommes isolés, à pied, étaient lancés dans des courses éperdues. Des cavaliers galopaient l’un vers l’autre, décrivaient de conserve un arc de cercle, et se séparaient à toute vitesse. Giorgio en vit tomber un, le cavalier et sa monture disparurent comme s’ils avaient sombré au galop dans l’abîme, et les mouvements de cette fresque vivante ressemblaient aux épisodes d’un jeu violent pratiqué sur la plaine par des nains à pied ou à cheval, hurlant de toute la force de leurs gorges minuscules, au pied de cette montagne qui semblait être une colossale incarnation du silence. Giorgio n’avait encore jamais vu pareille animation sur ce coin de la plaine ; il lui était impossible d’en saisir tous les détails d’un seul regard ; il s’abrita les yeux de sa main, quand soudain le tonnerre tout proche d’une multitude de sabots le fit sursauter.
Un troupeau de chevaux s’était échappé de l’enclos de la compagnie des chemins de fer. Ils arrivèrent comme une tornade et bondirent par-dessus la voie, renâclant, ruant et hennissant en une masse compacte, houleuse et bigarrée de croupes baies, brunes et grises, les yeux effarés et le cou tendu, le sang aux naseaux, leurs longues queues en oriflammes. Dès qu’ils eurent sauté sur la route, une poussière dense jaillit sous leurs sabots, et à moins de six mètres de Giorgio roula un nuage brunâtre où ne se distinguaient que vaguement des croupes et des encolures, et qui fit trembler le sol sur son passage.'
(Joseph Conrad, Nostromo (1904), traduit par Paul Le Moal, in : Œuvres II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléïade p581)
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