'C'était
le genre d'homme qui ne sait ni piloter ni épisser, qui renâcle au
travail, par les nuits noires, qui dans la mâture, se cramponne
frénétiquement des bras et des jambes, jure contre le vent, le
grésil et l'obscurité. Celui qui maudit la mer, tandis que les
autres travaillent. Celui qui est le dernier dehors et le premier
dedans lors du rassemblement, celui qui ne sait pratiquement rien
faire et ne veut pas faire le reste. C'est lui le préféré des
philanthropes et des marins d'eau douce égocentriques, cet être
sympathique et méritant qui sait tout de ses droits, mais ne sait
rien en matière de courage, d'endurance, de foi muette, ni de cette
loyauté ineffable qui unit à bord les membres de l'équipage, ce
produit marginal de l'ignoble licence des taudis plein de dédain et
de haine pour l'austère servitude de la mer.'
Le
nègre du Narcisse (1913), Joseph Conrad (traduction Robert
d'Humières), page 24 dans l'édition Gallimard, collection «
L'imaginaire ».
Le
nègre du Narcisse a été écrit en 1897.
Servitude
de la mer, servitude de l'idée.
Joseph
Conrad est un marin qui aime les idées.
Les
hommes qui croient aux idées, aux idéaux, qui changent réellement
leur vie en fonction de leurs idéaux.
Les
hommes qui, littéralement, ne peuvent survivre sans cette
cohérence.
Joseph
Conrad est le frère de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski.
Et
à ceux qui aiment le second sans encore connaître le premier, je
leur conseillerais évidemment la lecture des deux romans
'révolutionanires' de Joseph Conrad : 'l'Agent Secret' et '
Sous les yeux de l'Occident'.
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) |
Si
les personnages de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski sont souvent
des idées personnifiées de manière à pouvoir se mesurer, se
challenger sur le ring du monde, ceux de Conrad sont souvent en proie
à une idée. Une idée qui bouleverse leur vie. Une idée à
laquelle ils n'ont d'autre choix que de se conformer. Une idée qui
fait, pour eux, comme une malédiction, mais une malédiction qu'ils
se choisissent, qu'ils ne peuvent que se choisir.
Et
forcément je pense à lui.
Lui,
c'est Lord Jim.
Et
une fois dans sa vie il faut avoir lu ' Lord Jim'
Peter O'Toole dans 'Lord Jim' un film de Richard Brooks (1965) |
'Mais
nous le voyons, obscur conquérant de la renommée, s’arrachant aux
bras d’un amour jaloux pour répondre au signe, à l’appel de son
égotisme sublimé. Il s’éloigne d’une femme vivante, pour
célébrer ses cruelles épousailles avec un fantomatique idéal de
conduite. Est-il satisfait – tout à fait, maintenant, je me le
demande ? Nous devrions le savoir. Il est l’un de nous – et ne me
suis-je pas dressé une fois, tel un esprit qui a été évoqué,
pour répondre de sa constance éternelle. Me suis-je tellement
trompé après tout ? Maintenant qu'il n'est plus, il y a des
jours où la réalité de son existence s'impose à moi avec une
force énorme, une force accablante ; et pourtant, sur mon
honneur, il y a des moments aussi, où il disparaît à ma vue comme
un esprit désincarné, égaré parmi les passions de cette terre,
prêt à s'abandonner fidèlement aux exigences de son propre univers
de fantômes.'
Joseph
Conrad, Lord Jim (trad. Henriette Bordenave), p. 508 dans l'édition
Folio
C'est
Marlowe qui, à la dernière page du roman, donne à lord Jim son
épitaphe..
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