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Un bateau sur l'eau, selon Joseph Conrad... Hommage à Robert d'Humières.


Combien d'hommes depuis le début de l'histoire de la navigation n'ont-ils pas regardé s'éloigner un bateau ? Voilà ce que font, de ce spectacle banal, les yeux puissants de Joseph Conrad :

'Le voyage était commencé ; le navire, comme un fragment détaché de la terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies humaines, apparaissait au loin, puis s’effaçait, tendue vers son propre destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin, rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette chose flottante avait son avenir à elle ; elle vivait de toutes les vies des êtres qui foulaient ses ponts ; pareille à cette terre qui l’avait envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux ; et comme la terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée par l’homme à un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage.'
( Le Nègre du Narcisse, début du chapitre II, traduction de Robert d'Humières)
Un bateau quelque part sur l'eau


Joseph Conrad regarde les choses de tellement haut.
Dans les romans de Conrad, bien sûr qu'il y a une intrigue, une histoire et des personnages, mais finalement tout ceci est désormais pour moi complètement accessoire. J'aime simplement l'entendre parler. J'ai l'impression que Conrad pourrait me parler de n'importe quoi... Mon plaisir c'est d'écouter sa voix... Sentir la profondeur de son âme vibrer au coeur de chacune de ses phrases.
Un grand écrivain, c'est d'abord un style.
La voix de Giono, la voix de Proust, celle de Balzac, celle de Saint Simon...
Alors gloire aux traducteurs de Conrad qui me permettent d'entendre cette voix! Gloire notamment à Robert d'Humières pour sa magnifique traduction du Nègre du Narcisse!
Dans l'édition de la Pléïade ( Tome I des Oeuvres de Joseph Conrad), le passage cité plus haut figure aux pages 521-522 dans une traduction de Robert d'Humières revue par Maurice-Paul Gautier:
Le voyage avait commencé et le navire, fragment détaché de la terre, continuait solitaire et rapide comme une petite planète. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inaccessibles frontières. Une immense solitude circulaire se déplaçait avec le navire, toujours changeante et toujours semblable, à jamais monotone et à jamais majestueuse...'
Je préfère largement la version de 1913, celle de Robert d'Humières.


Robert d'Humières (1868-1915)

Parmi tous les grands traducteurs de Conrad, il faudra que je consacre un article à Robert d'Humières, l'ami de Proust. Tant de choses à dire à son sujet... Tant de traces malgré l'oubli...

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