Commençons par une notice biographique.
Je choisis celle qu'André Topia a écrite pour l'Encyclopaedia Universalis:
' Romancier britannique d'origine polonaise, Joseph Conrad (1857-1924), tôt orphelin de parents déportés politiques, fit carrière dans la marine. Ses voyages lui ouvrirent les yeux sur la violence des rapports coloniaux, qu'il décrit notamment dans Au cœur des ténèbres ( Heart of Darkness, 1899).
Comme Joyce, T. S. Eliot, Pound et D. H. Lawrence, Conrad choisit l'exil, mais de manière beaucoup plus radicale. De son vrai nom Teodor Jozef Konrad Nalecz Korzeniowski, il naît dans la partie de la Pologne occupée par la Russie. Il n'a que quatre ans lorsqu'il accompagne son père, intellectuel nationaliste exilé, dans une lointaine province russe. On trouve là les germes de ce qui hantera son œuvre par la suite : solitude de l'héroïsme, vanité du sacrifice pour une cause perdue, conviction que loyauté et trahison se rejoignent dans la même illusion, dissolution de toute action dans l'irréalité, la corruption ou l'échec.
En 1874, Conrad, orphelin depuis l'âge de onze ans, choisit l'exil et le métier de marin, d'abord en France, à Marseille, puis à partir de 1878 dans la Merchant Navy où il gravira peu à peu tous les échelons, jusqu'à celui de capitaine en 1888. Il aura pris entre-temps la nationalité britannique.
C'est le début d'une série de voyages autour du globe qui nourriront ses premiers ouvrages : l'Inde, Singapour, l'Australie, Java, Sumatra, Bornéo. Il y découvre les mirages de l'exotisme tout en faisant l'apprentissage de la solidarité des gens de mer. Le tournant de cette période est le voyage au Congo (1890), expérience des limites qui va transformer Conrad. Lors de cette remontée cauchemardesque vers le cœur de l'Afrique profonde, il découvrira tout à la fois sa propre fascination pour la magie d'un continent archaïque et l'horreur de la colonisation sous sa forme la plus brutale.
Lorsqu'en 1894 il publie son premier roman, Almayer's Folly (La Folie-Almayer), Conrad est loin d'être étranger à la chose littéraire. Il est pétri de lectures depuis son enfance : Shakespeare, Byron, Dickens, Marryat. Mais ses influences formatrices sont surtout françaises : Hugo, Balzac, Loti, Daudet, et avant tout ses deux maîtres, Flaubert, dont il admire le credo artistique, et Maupassant, dont il se dit « saturé ». Il faudra attendre Lord Jim pour qu'il se libère vraiment de leur emprise. Ainsi, derrière un exotisme flamboyant et un romantisme un peu morbide, Madame Bovary transparaît en filigrane d'Almayer's Folly.
À la charnière du xixe siècle victorien et du xxe siècle moderniste, Joseph Conrad occupe une place à part dans la littérature
anglaise. Bourgeois terrien, il devient marin ; marin, il devient
romancier ; Polonais, il adopte la langue et la nationalité
britanniques ; romantique invétéré, il fait pourtant preuve d'un
pessimisme sceptique, aux accents parfois nihilistes. Toute son œuvre
porte la marque de tensions non résolues. Ainsi, son idéalisme généreux,
qui le pousse à défendre les opprimés, est tempéré par un conservatisme
politique sans illusions sur toute possibilité de progrès. Son
attachement à l'ordre et aux institutions se double d'une fascination
pour la figure du paria. Ses héros, bien que liés par un contrat moral
de solidarité, ne découvrent au bout de leur chemin qu'une solitude
absolue. Même son art de romancier a cet aspect bifide : tout en
suscitant, par la magie de la voix et du récit, l'illusion romanesque et
la fuite dans un ailleurs, il se rapproche des expérimentations
modernistes par sa technique de dislocation chronologique et de montage
de points de vue.
The Nigger of the Narcissus, 1897 (Le Nègre du « Narcisse »),
marque la fin de la période d'apprentissage. Cette histoire de mer est
en fait une fable initiatique : perturbé par la présence d'un inquiétant
bouc émissaire, l'équipage d'un navire doit affronter une insidieuse
subversion qui met en danger son intégrité morale et le mène au bord de
la désintégration. Tout comme plus tard le capitaine MacWhirr dans Typhoon (1903), ils ne devront leur salut qu'aux vertus simples de la discipline et du sens du devoir.
Avec Heart of Darkness, 1899 (Au cœur des ténèbres),
Conrad fait un retour cathartique sur son expérience congolaise. Kurtz
bascule tragiquement d'une illusion dans une autre, d'un idéalisme
missionnaire, qui se brise sur les réalités de l'exploitation coloniale,
à la tentation mortelle d'un primitivisme où il ne trouvera que
« l'horreur ! l'horreur ! ». La médiation de la voix de Marlow, le
narrateur, apparaît pour la première fois, aspirant et piégeant le
lecteur dans cette corruption dont il devient à la fois victime et
complice. C'est à nouveau la voix de Marlow qui raconte l'histoire de Lord Jim
(1900), sombre parabole morale sur la faute et la culpabilité. Jim,
l'idéaliste romantique, est dépossédé de son acte de lâcheté au moment
même où il le commet. De même, lorsqu'il cherchera à se racheter de
cette faute originelle, il sera la victime de ses propres illusions.
Bien et mal, courage et lâcheté, solidarité et trahison s'enchevêtrent
au point que tout jugement moral se brouille dans une irréalité où
seules subsistent la solitude et la mort.
Avec Nostromo (1904), on atteint
un sommet de l'œuvre conradienne. Il s'agit là, selon F. R. Leavis, d'un
des plus grands romans de la littérature anglaise. Sur fond de
révolution et de conflit pour des mines d'argent dans une république
sud-américaine, on assiste non seulement à l'entrecroisement de destins
individuels comme celui de Charles Gould, le capitaliste philanthrope
pris dans la spirale de ses propres illusions, Decoud, l'intellectuel
cynique mené à sa perte par le métal argenté, ou Nostromo, le loyal
serviteur devenu traître, mais aussi à une méditation désabusée sur le
gouffre qui sépare les grands idéaux politiques des soubresauts
sanglants de l'histoire. Révolutionnaires marxistes et défenseurs de
l'ordre ne sont que les jouets d'un cycle éternel d'où tout progrès est
exclu. Paradoxalement, c'est dans Nostromo que la technique
narrative de Conrad s'affirme le plus résolument moderne. Des
dislocations chronologiques fragmentent les séquences d'un même
déroulement, immobilisant toute action dans l'inachevé et l'ambiguïté.
Le même épisode, relaté selon des points de vue contradictoires, prend
une dimension quasi stéréoscopique. Conduites et discours sont
relativisés par la partialité des points de vue jusqu'à un effet de
dévaluation généralisée. Cette discontinuité, proche parfois du montage
cinématographique, anticipe des pratiques modernes comme celles de Joyce
ou de Graham Greene.
The Secret Agent (1907) est encore une parabole politique,
mais située cette fois à Londres. Dans une atmosphère dickensienne
crépusculaire, agents doubles et anarchistes sont épinglés avec la même
ironie sardonique que les dirigeants de la police. Dans ce macabre
théâtre d'ombres où la tragédie côtoie constamment la farce, la violence
symbolisée par l'explosion de la bombe ne débouche sur rien et se
dissout dans un fait divers grotesque.
Bien que Conrad ait toujours nié toute influence de Dostoïevski, Under Western Eyes, 1911 (Sous les yeux de l'Occident), évoque immanquablement Crime et châtiment.
Mais la grande différence est que le crime de trahison commis par
Razumov n'est pas le point de départ d'une régénération spirituelle mais
le début d'un calvaire dépourvu de sens. Dans la lumière désespérée de
l'ironie conradienne, les révolutionnaires exilés de Genève et la police
tsariste de Saint-Pétersbourg obéissent à la même logique infernale.
Après 1911, la qualité de l'œuvre conradienne devient inégale, et à partir de 1919 elle décline. Pourtant, The Shadow Line, 1915 (La Ligne d'ombre),
est encore un pur chef-d'œuvre. En écho à Coleridge et Wagner, on
retrouve à nouveau le conflit initiatique archétypal des premiers
récits : la solitude d'un jeune capitaine confronté à une situation
extrême et qui franchit la « ligne d'ombre » qui sépare l'adolescence de
l'âge adulte.
Par une ironie du sort, c'est avec un de ses romans les plus faibles, Chance (Fortune,
1914), que Conrad atteint enfin gloire et succès financier. Le sujet,
la saga des épreuves d'une jeune femme, ne rachète pas une narration
méandreuse où Marlow n'est plus que l'ombre de ce qu'il était dans Heart of Darkness ou Lord Jim. Conrad est désormais un écrivain reconnu et adulé, ami de Wells, Galsworthy, Henry James, Kipling, Ford Madox Ford.
Victory (1915) reste très controversé. Comme dans Lord Jim,
on y assiste à la défaite de l'idéalisme chevaleresque devant les ruses
du mal. La faute de Heyst est d'abandonner son armure de distance
hautaine devant la vie et de nouer des liens affectifs, scellant ainsi
son destin. « Celui qui noue un lien est perdu. Le germe de la
corruption est entré dans son âme. » On a reproché à Conrad une
insistance un peu mélodramatique sur l'inéluctabilité de la tragédie et
une caractérisation sommaire qui fait de certains personnages de pures
abstractions. Mais le récit de cette lente chute hante le mémoires.
Quant aux derniers romans, ils n'apportent rien d'autre qu'une
mélancolie nostalgique et laissent percer l'épuisement de la force
créatrice.'
Il va sans dire que je n'aime pas la dernière phrase de cette notice. Et puis il faut ajouter aussi que Joseph Conrad meurt le 3 août 1924 à Bishopsbourne dans le Kent.
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