Comme je l'ai déjà dit, Joseph Conrad est né le 3 décembre 1857, à Berditchev en Ukraine.
Il y a à peu près 160 ans son père Apollo Korzeniowski, patriote polonais, poète et traducteur ( notamment de Vigny, de Shakespeare et d'Hugo) composa cette petite chanson pour le baptême de Joseph :
' A mon fils né en cette 85ième année d'oppression moscovite.
Chanson pour le jour de son baptême.
Dors en paix mon fils chéri.
Tant que plane le spectre de l'ennemi,
Nos deux cœurs sont tout ton bien,
Et ta seule armure, la croix.
Mais jamais ces trésors ne meurent.'
Ce poème vaut ce qu'il vaut, là n'est pas la question.
Ce qui me touche c'est cette dédicace: un père qui prend la plume le jour du baptême de son fils, afin de composer – pour celui qui ne comprend pas, pour celui qui, au mieux, saura plus tard – un petit poème destiné à marquer ce jour d'une pierre blanche. Un père qui se fait tout amour et bienveillance penché au dessus du berceau de ce petit être nouvellement venu sur terre. Un père qui tient à rassembler le meilleur de ce qu'il a en lui, et de l'offrir, à travers ces quelques vers, à son fils. Un père qui réfléchit pour son fils, qui rassemble toute sa sagesse, afin de dire l'essentiel.
Je le sens très fort qui se rassemble, qui réfléchit.
Afin de dire l'essentiel.
Quand dit-on l'essentiel à ses enfants ?
Sans Apollo, bien sûr qu'il n'y aurait pas eu Joseph Conrad.
Et sans l'idéalisme intransigeant d'Apollo, il n'y aurait pas eu 'Nostromo'.
Je pense à cette petite famille – Apollo, Ewelina, le petit Josef – sur les chemins glacés de l'exil, au printemps 1862 : ils voyagent sous escorte vers Vologda, les époux Korzeniowski ayant été condamnés le 9 mai, par le tribunal militaire de Varsovie, à la déportation en Russie du Nord.
Le trouvant un jour, penché sur le manuscrit de sa traduction des 'Travailleurs de la Mer', Apollo découvrit par hasard que son fils Joseph, âgé de quatre ans, savait lire.
' Et maintenant, après avoir été de nouveau évoqués pour répondre aux paroles d'un critique amical, ces ombres peuvent regagner le lieu de leur repos, où les formes qu'elles eurent durant leur vie s'attardent encore, indécises mais poignantes, et attendent l'instant où leur obsédante réalité, la dernière trace de leur passage sur terre, disparaîtra à jamais de ce monde avec moi.'
(page 857 des Souvenirs personnels de Joseph Conrad ( tome 3 dans l'édition des Oeuvres de Joseph Conrad dans la Pléïade))
Cruel et magnifique passage. Je trouve particulièrement belle l'expression ' leur obsédante réalité ', c'est exactement cela: les disparus gardent au fond de nos âmes une obsédante réalité.
Et l'on pressent, sous les mots de JC, le soulagement de l'écrivain le jour où il écrit le mot ' fin', le jour où l'histoire qu'il vient de terminer aura cessé de le hanter.
Mais il ne s'agit pas seulement de technique littéraire. Conrad nous parle des morts, de ce qui reste...
L'oubli, la nécessité de l'oubli, la paix du néant, 'puisque rien ne dure vraiment'...
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